28. L'impossible retour à la réalité
- Le voyageur de l'extrême

- 16 févr.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 oct.
De loin mon aventure la plus difficile, la plus éprouvante et la plus choquante. L’Amazonie apparaît moins comme un lieu que comme une présence, une force silencieuse qui n’enseigne rien directement, mais qui déshabille, qui révèle, qui ramène à l’essentiel. Le ton ici doit être calme, presque chuchoté, mais profond. Je ne suis pas venu chercher Dieu. Ni des réponses. Encore moins une leçon.

Mais après des semaines de silence vert, de pluie qui parle plus que les hommes, et de nuits noires percées de cris d’animaux invisibles, quelque chose en moi a basculé. La forêt n’explique rien. Elle te défait. Au début, tu arrives avec tes idées. Tes catégories. Tes certitudes d’homme moderne. Puis vient la chaleur. Puis les moustiques. Puis la peur du bruit que tu ne reconnais pas. Puis la fatigue, la solitude, et ce moment étrange où tu n’as plus envie de parler.

Ce n’est pas du renoncement. C’est un dépouillement. Tout devient plus lent. Plus simple. Plus vrai. Tu manges quand tu as faim. Tu dors quand la lumière s’éteint. Tu regardes les fourmis marcher pendant vingt minutes. Et c’est intéressant. Le mental s’efface. Le corps écoute. Le cœur s’ouvre. Ce n’est pas un miracle. C’est un retour.

Un vieux chaman m’a dit : "La forêt, c’est l’esprit de la Terre. Si tu la respectes, elle te montre qui tu es."
Je ne l’ai pas tout de suite compris. Mais un matin, sans raison, assis seul au bord du fleuve, j’ai senti une paix étrange. Pas une euphorie. Une absence de manque. Plus besoin de fuir. Plus besoin de chercher. Tout était là : le bruit de l’eau, le vol d’un oiseau, une feuille qui tombait, mon souffle. Et pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas eu envie de prendre une photo. J’ai juste regardé.

L’Amazonie ne guérit pas. Elle rappelle. Elle te rappelle que tu n’es qu’un passant, qu’aucune horloge ne vaut un lever de brume, qu’un arbre vaut plus qu’une ambition, que la lenteur est un trésor. Et que peut-être, tu avais juste oublié comment exister. Je ne suis pas devenu un sage. Ni un chaman. Je suis resté moi. Mais un moi plus léger, moins pressé, moins bruyant à l’intérieur. L’Amazonie m’a réveillé. Non pas à une autre vie. Mais à la mienne, débarrassée du superflu.

Rupture définitive. C'est un glissement, une sorte de décision silencieuse : Revenu à la triple frontière Léticia - Tabatinga - Santa Rosa, le bourdonnement urbain m'a agressé au point de prendre une décision. On ne revient plus. On laisse la ville, on se détache, on cesse de vouloir recoller. C’est à la fois une mort symbolique et une renaissance. Je n’ai rien annoncé. Pas de discours. Pas d’adieu officiel. Pas d'appel au pays. Un matin, j’ai simplement compris que je n’allais pas reprendre l’avion. Mon billet d’avion était encore dans ma poche, froissé. Je l’ai déchiré sans y penser, comme on arrache une page trop lourde d’un cahier. C’était tout. Plus rien ne tenait debout.

Les rues des villes, les conversations creuses, les prix affichés sur des choses inutiles. Tout cela me semblait étranger, épuisant, inhumain. À force d’avoir respiré la forêt, je ne pouvais plus respirer l’air conditionné. À force d’avoir regardé les rivières, je ne pouvais plus supporter les écrans. J’ai pris le bus jusqu’au bout de la route. Là où l’asphalte se dissout en poussière rouge. Là où plus personne ne parle d’“avenir” ni de “projets”. Juste la survie et le temps qu’il fait.

Je suis descendu. J’ai marché jusqu'à la rivière, pris une pirogue direction la jungle à nouveau. La forêt m’a reconnu. Elle m’a repris. Rien de spectaculaire. Pas de cérémonie. Pas de chant d’accueil. Juste le bruissement des feuilles et l’humidité de l’air. Une fois arrivé de nouveau au camp de base, je me suis assis au bord d’un fleuve. Et j’ai senti, pour la première fois, non pas le vide du monde, mais l’absence d’attente. Je n’ai plus envie de revenir.

Pas par haine. Pas par mépris. Simplement parce que je ne peux plus. La ville est un costume trop étroit. La jungle est un silence qui m’habille mieux. La vie là-bas était une négociation permanente. Ici, tout est simple : on vit, on mange, on dort, on marche. Et ça suffit. Le monde moderne m’a perdu. La forêt m’a trouvé. Et moi, j’ai choisi de rester perdu aux yeux des hommes.

Après la lente mue intérieure vécue en forêt, l'inévitable retour à la civilisation ne peut qu’être violent, désorientant, presque absurde. Le choc du réveil forcé, l’épreuve du bruit, de la vitesse, de l’artificiel, après avoir touché quelque chose de vrai et nu dans la jungle. C’est le retour d’Ulysse, mais personne ne comprend ce que j'ai vu, et moi-même ne sait plus comment parler. Il ne s’agit pas de nostalgie, mais d’impossibilité. La forêt a laissé une trace, et tout ce qui n’est pas elle paraît désormais étrangement faux.

À l'aéroport régional de Léticia au plus profond de l'Amazonie près des jungles inondées, la petite aéroport reçoit quand même des visites inusités, comme ce Hercule C-130 de l'US Air Force arrivé vide mais qui chargera avant de repartir aussitôt. Curieusement le personnel de bord voyagent en civil ! Coïncidence ?

Que dire des produits d'exportations de la triples frontières Pérou - Colombie - Brésil qui sont pris en charge par les Forces Américaines au milieu de cette jungle au bout du monde.

L’avion a atterri à Bogota. Une ville immense, bruyante, accélérée. Le terminal sentait le désinfectant, le café industriel, et la climatisation poussée trop fort. J’avais l’impression de revenir dans une pièce trop éclairée après un rêve. Tout est trop. Trop de panneaux. Trop de notifications. Trop de gens qui parlent pour ne rien dire. Trop de lumières sans chaleur. Trop de nourriture sans goût.

Je regardais les files d’attente comme on observe une fourmilière malade. Et moi, au milieu, j’étais étranger dans ma propre espèce. Je n’arrivais plus à faire semblant. Allumer mon téléphone. Parler de “plans”. Répondre à des messages. Tout ça me paraissait inutile, bruyant, vide. Je me surprenais à chercher un bruit d’oiseau. Une odeur de bois mouillé. Le bruissement des feuilles. Rien.

Juste des klaxons. Et des écrans. Les gens courent. Mais vers quoi ? Dans un centre commercial climatisé, j’ai vu un enfant pleurer parce qu’il n’avait pas eu le bon jouet. À côté, une femme filmait son assiette pour Instagram. Moi, j’étais assis. Muet. Avec la sensation physique de ne plus appartenir à ce monde. Je ne dormais plus. Le silence artificiel des chambres d’hôtel me terrifiait.

Je préférais les nuits de jungle, pleines de bruits. Là, tout était mort. Je restais allongé, les yeux ouverts, comme si mon corps refusait d’accepter le retour. Rien ne m’intéressait. Les vitrines. Les pubs. Les nouvelles. Je n’étais pas triste. J’étais désaccordé. Je me suis surpris à penser : "C’est donc ça, le monde ? Ce théâtre lumineux, rapide, creux ?"

Et j’ai compris pourquoi certains ne reviennent jamais vraiment. Pourquoi certains restent dans la forêt. Ou s’éloignent. Ou deviennent invisibles. Je suis revenu. Mais je ne suis pas revenu entier. Une partie de moi est restée là-bas. Entre deux racines, dans une flaque d’eau boueuse, sous un ciel trop étoilé pour être oublié. La civilisation m’a repris. Mais elle ne m’a pas récupéré.
Je regrette encore d'être revenu à la civilisation, je n'aurais jamais dû revenir !
27... retour en arrière ou la FIN










Commentaires